Cette livraison de Frantice est un numéro spécial, un numéro double pour 2016, sur des contributions sollicitées. Chaque auteur devait réagir à sa manière au thème « Les besoins de la recherche en TICE au SUD ». Cela nous offre un numéro constitué d’articles de recherche, de comptes rendus d’études et de pratiques, de présentation de dispositifs, d’analyses et de points de vue. Certains auteurs sont des chercheurs reconnus, d’autres, de jeunes chercheurs. L’objectif est de proposer un regard actualisé et critique des processus et des enjeux liés à l’intégration des TICE dans les pays du Sud, loin des stéréotypes qui y sont souvent associés.
L’ensemble de ces articles nous permet de nous interroger sur les contextes et les spécificités des pays du Sud, notamment francophones, sur les publics, les moyens, les attentes, les résistances qui influent sur les réalités liées aux technologies éducatives dans ces espaces.
Ce numéro de quatorze articles est structuré en quatre parties : 1. position du problème ; 2. quelques réalités de terrain ; 3. présentation de pratiques et de dispositifs ; 4. des discussions sur les pratiques sociales instrumentées dans les pays subsahariens, sur la pédagogie universitaire et sur la revue Frantice après six années d’existence.
Dans la première partie, Georges-Louis Baron met en perspective les tensions dans lesquelles se trouve la recherche TICE au Sud, notamment entre le déficit de soutien des institutions scientifiques, et un faisceau d’actions, soutenues par des organisations telles que l’AUF, pour la développer. Dans un contexte d’émergence des réseaux et des collectifs de chercheurs, il apparaît nécessaire de renforcer les soutiens à la recherche et la valorisation des travaux produits. Cela passe par un ancrage local, actuellement sous-développé, des cursus universitaires pour la formation des jeunes chercheurs pour la recherche sur les technologies éducatives. En l’état, ceux-ci sont contraints d’aller chercher des légitimités extérieures, notamment dans les universités du Nord. L’autonomie de la recherche sur les technologies éducatives au Sud, et donc sa capacité créatrice, passera par un portage administratif et scientifique au Sud de cette recherche.
Pour Christian Depover, pour qu’elle se développe, la recherche sur les TICE doit faire sens en prenant en compte les contextes locaux en assumant sa fonction sociale. La recherche en Sciences Humaines et Sociales, si elle doit permettre le développement des carrières des chercheurs qui s’investissent dans le domaine des technologies éducatives, elle doit aussi être utile localement pour le développement de l’éducation et de la formation. Soutenir la recherche passe donc autant pour les moyens matériels et la diversité des sources de financement que par le soutien aux chercheurs, aux structures scientifiques, et la constitution de communautés de chercheurs.
Pour illustrer cette dynamique de soutien, Marcelline Djeumeni Tchamabe présente une étude menée dans le cadre d’une commande de l’IFIC pour un état des lieux de la recherche TICE en Afrique sub-saharienne. L’auteure préconise une mise en réseau de la recherche TICE pour la structuration d’une communauté de chercheurs partageant les mêmes objets et les mêmes contextes. De fait, la recherche TICE ne se peut se déployer dans les espaces subsahariens et dans les cursus de formation que dans une communauté de chercheurs partageant des contraintes comparables, en termes de temporalités, institutionnels et de moyens. Les processus à mettre en œuvre ont à participer au passage d’une recherche par projets soutenus par des moyens structurels et scientifiques exogènes, vers une stratégie de développement de la recherche portée localement, valorisable localement et à l’international.
Dans la deuxième partie, Jean-Michel Gélis et al. font l’hypothèse que la recherche TICE ne sera accessible et utilisée par les acteurs locaux qu’en tissant un faisceau de projets, ancrés dans les contextes, et finalisés en références aux terrains cibles, utilisables en termes de développement de l’éducation et de la formation. Ce faisant, l’idée est de construire une certaine culture de la recherche que les acteurs locaux pourraient s’approprier, d’un point de vue institutionnel, scientifique et pratique. Le projet PReNUM-AC, présenté dans l’article, avait initialement un objectif pratique sur la production de ressources et la formation des étudiants et des formateurs d’enseignants, la nécessité d’une approche recherche du projet est venue d’une contextualisation des ambitions didactiques du projet en direction des pays du Sud. Ce processus a permis une prise de conscience de la nécessité d’une recherche opérationnalisable et contextualisée.
Mokhtar Ben Henda présente un rapport réalisé en 2016 pour le compte du Bureau de l’Agence universitaire de la Francophonie en Asie pacifique (BAP) pour un état des lieux des usages des TICE en FOAD au Cambodge, Laos et Vietnam (CLV). Parmi les freins, la séparation entre l’enseignement et la recherche a pour effet une déconnexion entre le développement des TICE dans les usages, les dispositifs et les ingénieries de formation et les apports de la recherche pour soutenir ce développement. Le regroupement des ministères de l’enseignement et de la recherche – donc l’évolution des modes de gouvernances – et la création de structures transversales de recherche et de son évaluation permettraient son efficacité pour le développement de formations à distance qui mobilisent les étudiants, les enseignants et les chercheurs.
Vassilis Komis, Thierry Karsenti, Julien Bugmann et Simon Colin présentent les résultats d’une enquête d’opinion des chercheurs du projet PanAF (« Agenda panafricain sur l’intégration pédagogique des TIC ») qui s’est déroulé entre 2007 et 2011. Le projet lui-même étudiait les effets des TICE sur la qualité des enseignements et des apprentissages en Afrique. L’enquête nous donne les ressentis et des nécessités perçues par les chercheurs africains des treize pays impliqués dans cette recherche à grande échelle. Plusieurs points saillants – des extrants – sont ainsi relevés, liés : aux besoins de formation aux usages pédagogiques des TICE ; à la prise de conscience de l’importance de la recherche, et le renforcement des compétences méthodologiques qu’elle exige ; à la productivité scientifique et la formation à la recherche ; à son financement et aux politiques publiques ; à la dotation matérielle des acteurs concernés ; et à l’impulsion d’une dynamique de concertation sur l’intégration des TICE.
Patricia Bessaoud-Alonso, dans une approche de type socioclinique, au plus près des vécus des sujets, des groupes et des institutions, s’est attachée à faire une analyse des usages des technologies éducatives dans les écoles d’une des villes la plus prospère de L’État de São Paulo (Brésil). La réalité sociale y est très contrastée. Deux types d’établissements ont servi de terrain de recherche – publics et privés – pour mettre en contraste la formation des enseignants, l’éducation des élèves, les effets liés aux inégalités sociales et raciales, et les politiques locales. Malgré une volonté de promotion des technologies éducatives au niveau fédéral, il existe un manque d’harmonisation des programmes, de la formation des enseignants, de l’organisation scolaire et des moyens matériels et humains qui y sont affectés. Il y a donc un écart important entre les annonces officielles au niveau fédéral et les réalités de terrain, très hétérogènes selon les quartiers et les publics, les politiques menées localement, et la répartition des moyens. L’action publique en devient peu lisible, parfois contradictoire. Ces différentes strates de difficultés et les incompréhensions liées à l’intégration scolaire des TICE rendent difficiles, voire impossible, l’application des orientations fédérales collectivement souhaitées.
Dans la troisième partie, Mona Laroussi et Catherine Dhaussy, dans une démarche EIAH, présentent l’environnement ContAct-Me pour la modélisation de scénarios d’apprentissages flexibles dans des contextes de formation en ligne. Les apprentissages sont toujours contextualisés. La conscience du contexte permet d’adresser les scénarios d’apprentissage au plus près de l’apprenant, et des moyens, des instruments et interfaces disponibles. Le questionnaire donné aux enseignants ayant testé l’environnement, fait apparaître : une réelle satisfaction à l’utilisation d’instruments mobiles en formation ; l’influence des compétences personnelles sur la capacité à utiliser le dispositif en formation ; la bonne perception d’un accompagnement à distance ; et sur les questions pédagogiques, les activités ont profité du travail collaboratif entre apprenants, de l’aspect ludique du jeu sérieux, et du lien entre le travail en classe et celui sur dispositif mobile. Pour autant, l’injonction peut sembler contradictoire entre l’adaptation la plus fine possible des pratiques pédagogiques dans un contexte de massification des effectifs.
Emmanuelle Voulgre et François Villemonteix rendent compte des travaux de la recherche SUPERE-RCF sur l’évolution sous l’influence des TICE des métiers de la supervision des maitres, conduite dans plusieurs pays francophones – Burundi, Cameroun, Sénégal, France. Les attentes exprimées sont différentes selon les espaces, au Nord ou au Sud. Dans le contexte français, l’objectif est d’accompagner la montée du niveau de connaissance des enseignants à travers des dispositifs de formations hybrides. Au Sud, il porte sur la nécessité de contourner les déficits technologiques, notamment en encourageant l’usage de dispositifs mobiles en formation. L’idée est d’accompagner les enseignants et de soutenir l’action des superviseurs.
En s’appuyant sur le cas de l’université de Yaoundé I au Cameroun, Louis Martin Onguéné Essono et Janvier Fosting font l’analyse des apports des modèles de formations hybrides pour soutenir l’activité des formateurs dans un contexte matériel difficile : gros effectifs, vétusté des infrastructures… Malgré cela, les TIC sont tout aussi indispensables aux étudiants du Sud qu’à ceux du Nord. Un certain nombre de défis sont à relever. Les auteurs présentent une plateforme installée à l’université de Yaoundé 1 pour soutenir la production de scénarios et d’activités pédagogiques en ligne par les formateurs. L’intérêt de tels dispositifs est de permettre des partenariats et des transferts de compétences entre les acteurs locaux, il permet aussi aux formateurs eux-mêmes de se former à l’usage pédagogique des TIC et à la conduite de modalités hybrides de formation.
Barbara Class et Daniel Schneider proposent un article coproduit avec un collectif d’étudiants sur le dispositif MIRRTICE, l’incubateur doctoral soutenu par le réseau AREN de l’IFIC/AUF. L’idée était de mettre en relation deux communautés d’apprenants, venant de ce dispositif MIRRTICE et du master MALTT, qui se forment à la recherche, et de recueillir leurs perceptions de ce qu’est la recherche, et sur le processus par lequel ils s’y forment. L’étude permet de dégager deux profils principaux d’étudiants : avec ou sans prérequis à la recherche. Les premiers construisent plus facilement de nouvelles compétences de chercheurs et évoluent dans des trajectoires moins linéaires que les seconds, ceux-ci sont plutôt dans une posture de découverte permanente de notions nouvelles, sans pouvoir toujours hiérarchiser les notions et les réélaborer de manière personnelle et opérationnelle pour la recherche. Les étudiants du premier profil vont formuler des recommandations de type structurel pour l’organisation d’une formation à la recherche, les seconds vont formuler des recommandations en termes de contenus de formation. Ces constats doivent avoir des conséquences sur la formation des jeunes chercheurs du Sud qui s’inscrivent dans le dispositif MIRRTICE.
Dans la quatrième partie, Bamba Déthialaw Dieng, Mouhamadoune Seck et Nacuzon Sall s’interrogent de manière générale sur les évolutions des pratiques sociales en Afrique subsaharienne avec la généralisation des appareils mobiles de communication dans les sociétés subsahariennes. Ces espaces connaissent un essor considérable dans l’accès aux réseaux, notamment par la téléphonie mobile qui touche toutes les couches sociales africaines. Les innovations sociales accompagnent cette évolution technique, notamment pour compenser les déficits locaux d’infrastructures, humains, et dans l’accessibilité aux services. Cette dynamique a un impact sur tous les secteurs d’activité et est sans doute un levier de développement des sociétés subsahariennes.
Jean Houssaye, dans une discussion avec Jacques Wallet, critique la notion de « pédagogie universitaire ». Celle-ci est trop réductrice pour décrire la réalité des pratiques pédagogiques à l’université, et pour instrumenter la réflexion sur leurs évolutions. Elle postule d’une part une différence, voire un clivage, entre une pédagogie pour les élèves et une autre pour les étudiants, et, d’autre part, une rupture avec une pédagogie magistrale qu’il suffirait de réformer pour pratiquer une pédagogie plus efficace auprès de ces étudiants. Cette analyse en rupture/confrontation est contestée par Jean Houssaye. Une évolution pédagogique à l’université ne peut s’inscrire que dans le long terme, avec des finalités pré-identifiées, et dans la continuité d’une certaine pensée pédagogique. L’opposition de principe aux modèles dits classiques cache parfois assez mal une certaine indigence pédagogique. L’évolution des pratiques ne peut s’inscrire que dans une certaine intelligence pédagogique. Ce paradigme est crucial dans les contextes de formation au Sud, eu égard à leurs déficits structurels et humains qui imposent d’innover pour contourner les difficultés de terrain.
Enfin, dans le dernier article, Jacques Béziat présente la revue Frantice, d’un point de vue historique et institutionnel. La ligne éditoriale de cette revue est consacrée au soutien et à la valorisation de la recherche et de la jeune recherche du Nord comme du Sud. Certains des textes publiés sont porteurs d’approches fortement empiriques. Il s’agit là d’un marqueur assez net d’une recherche en cours de structuration au Sud, du point de vue d’une communauté encore en émergence, et d’un processus d’identification des objets, des terrains et des méthodologies associées… La revue Frantice, classée « interface en sciences de l’éducation » par l’HCERES en France et reconnue par le CAMES en Afrique subsaharienne, espère ainsi participer à la structuration d’un champ et d’une communauté, et à sa valorisation, pour la production d’une recherche sur les technologies éducatives dans les différents contextes éducatifs au Sud, productrices de cadres et de références scientifiques endogènes et en dialogue avec la communauté internationale.
Les quatorze articles de ce numéro permettent, par leurs approches respectives, d’identifier quelques axes de problématisation pour un contexte en forte évolution – les TICE au Sud –, quelques questions de recherche, et de faire un relevé non exhaustif de points en tension pour la structuration de la recherche dans les contextes du Sud :
Sur les aspects humains, il apparaît nécessaire que les chercheurs sur les technologies éducatives au Sud s’organisent en réseau et en communauté de recherche, et que les institutions scientifiques les y encouragent. Les acteurs de l’éducation (enseignants, formateurs, superviseurs…) doivent être eux-mêmes formés à une approche recherche des questions éducatives, notamment sur des modalités de type recherche-action et recherche-intervention. D’une manière générale, la formation fait défaut, les ressources aussi. Les moyens de communication par les réseaux proposent des solutions pour contourner ces contingences matérielles, par la création de collectifs en co-formation, co-accompagnement…
Sur les moyens matériels, il faut bien entendu que les acteurs impliqués dans des actions de recherche et de développement de l’éducation soient équipés et formés. Les stratégies de financement doivent tenir compte de la réalité des terrains et des modes de structuration d’une recherche encore peu visible. Les politiques locales doivent encourager le déploiement des TICE dans les pratiques éducatives et la recherche qui s’y intéresse.
Sur les questions pédagogiques et didactiques, la recherche doit accompagner le développement de ressources et de dispositifs adaptés aux réalités et aux publics au Sud. La réflexion doit aussi porter sur les conditions d’adaptabilité des situations et scénarios pédagogiques. Les difficultés structurelles rencontrées par les pays du Sud nous amènent à penser les pédagogies à mettre en oeuvre au delà de concepts à l’emporte-pièce, en les inscrivant dans une généalogie de la pensée pédagogique.
Sur la recherche elle-même, plusieurs défis s’imposent : le développement de canaux de valorisation des travaux ; une évolution des cadres institutionnels et scientifiques pour la reconnaissance des chercheurs qui s’investissent sur les questions liées aux TICE ; une réflexion de convergence des communautés de chercheurs mobilisées sur les TICE au Sud sur les objets, les terrains, les corpus, les méthodologies au service d’une recherche contextualisée et émancipée.
L’enjeu se situe sans doute dans le développement d’une recherche de haut niveau en SHS et en EIAH clairement contextualisée scientifiquement et institutionnellement, et qui joue son rôle social de compréhension des réalités, de conseil aux acteurs et d’accompagnement des prescriptions. L’urgence est d’autant plus grande que l’innovation pédagogique et sociale est au coeur des pratiques, en réponse aux difficultés que les acteurs et les communautés du Sud rencontrent dans leurs quotidiens de praticiens et de chercheurs